Tribune de Caroline Faillet sur la raison d’être des entreprises à l’ère numérique à retrouver dans la revue des marques
Durant les 20 dernières années, les entreprises ont vu croître la pression sociétale au point de devoir forcément justifier d’un intérêt collectif. Du simple rapport de développement durable en 2000, à la démarche RSE, les voilà désormais contraintes de définir leur raison d’être. Ni stratégie chiffrée, ni promesse marketing, la raison d’être est une mission. Elle doit permettre à l’entreprise de se lier aux générations futures et de poser les bases de sa pérennité.
Quand Nike s’engage publiquement en choisissant le footballeur Colin Kaepernick comme ambassadeur de ses produits, alors qu’il avait fait polémique en protestant contre les violences policières à l’encontre des noirs Américains, la marque transcende son « Just do It ». D’un registre purement sportif et individuel, Nike donne par ce geste courageux et puissant un sens politique, humain et social résumé dans la base line de l’image “Believe in something even if it’s means sacrifying everything”.
Comment expliquer une telle prise de position de la part de l’entreprise ? La réponse réside dans le fait que depuis 20 ans il se produit une transformation culturelle impulsée par des révolutions numériques qui force le monde de l’entreprise à réinventer son rapport à l’autre . Revenons rapidement sur les épisodes précédents :
La Transparence, du coup de com à la règle d’or
Les années 2000 voient émerger un nouvel usage chez le consommateur à la faveur de l’apparition d’Internet et surtout des moteurs de recherche. Pour la première fois, le consommateur devient une “consommacteur”. Il souhaite vérifier les promesses publicitaires, comparer les prix, trouver un distributeur concurrent, investiguer sur les ingrédients…. Bref, il se met à chercher la raison d’être des entreprises.
Ce “consommacteur”, confronté à une offre surabondante va vite se désintéresser du “QUOI”, à savoir ce que les entreprises vendent pour se concentrer sur le “COMMENT” : comment est-ce fabriqué ? Est-ce local ? Ethique ? Sain ? Respectueux de l’environnement ? Comment est-ce perçu par les clients ?
Face à ces fact-checkeurs de la consommation, certaines entreprises font le choix de changer de posture. Elles passent d’une communication top-down à de l’information sur leurs produits et leurs procédés de fabrication. Un choix “Googlement” payant qui va les propulser en tête de « gondole ». En effet, les sites Internet qui répondent précisément aux requêtes des internautes sont récompensés. Les autres sont quand à eux enfouis dans les bas fond du web.
Quels acteurs perçoivent l’opportunité d’occuper le terrain des moteurs de recherche ? Ceux qui se positionnent avec une offre alternative aux biens de grande consommation, qui n’ont pas les moyens du mass-média mais qui sont suffisamment rusés pour comprendre cette nouvelle attente de transparence. Une transparence devenue une règle d’or. Elle oblige d’ailleurs les entreprises à dévoiler à la fois leur “âme” et valoriser leur savoir faire.
L’acceptabilité sociale, GPS de l’entreprise
Lorsque le web social envahit le paysage numérique, les entreprises subissent leurs premières attaques réputationnelles. Ce que le consommateur pouvait détecter avec le web 1.0, il peut maintenant le dénoncer et se mobiliser pour faire plier les plus grandes organisations (actions coup de point de Green Peace, pétition sur Change.org…).
Respectueuses des diverses réglementations, les entreprises découvrent que ce monde numérique est régi par l’acceptabilité sociale. De la pétition, en passant par le rejet, l’adhésion ou l’”advocacy” », la palette de cette nouvelle loi morale passe au crible les faits et gestes de l’entreprise dans un tribunal (numérique) largement dicté par l’émotion et n’obéissant à aucunes prérogatives rationnelles. Victimes de bad-buzz, bashing et autres infox… Les entreprises doivent travailler leur légitimité pour gagner leur « social licence to operate ».
Si les entreprises ont rapidement vu dans les réseaux sociaux l’opportunité de transformer les clients, influenceurs, et même désormais les employés en ambassadeurs, elles ont pu rapidement, pour certaines, observer l’outil se retourner contre elles. En effet, comment attendre d’un internaute qu’il donne sa parole en “gage” pour un simple produit ? Pour réussir cela, c’est bien sur leur seul “WHY”, la raison d’être des entreprises, qu’ils peuvent espérer d’un internaute qu’il s’identifie. Légitimité et sens viennent compléter la liste des doléances du “consommacteur”. Ce dernier souhaite trouver en eux, une raison à sa consommation.
Un nouveau monde en proie à la raison d’être des entreprises
Les révolutions numériques se suivent et ne se ressemblent pas. En effet, la deuxième décennie du XXIème siècle nous plonge dans le big data. Une époque propice à la personnalisation des services et aux ruptures de business-models.
Waze met fin aux embouteillages, Oscar rend la santé aux Américains, Airbnb rapproche les peuples… tous ces ubérisateurs naissent avec une promesse : avoir un impact sur la vie des utilisateurs et peut-être même le monde ! Brouillant les frontières avec la philanthropie, ces disrupteurs des temps modernes mettent la mission au cœur de la proposition de valeur de l’entreprise, au point d’être -temporairement- classifiés acteurs de l’économie « collaborative ».
Séduisant les consommateurs avec leur “Why”, ils les incitent à plébisciter de nouveaux standards de service. Ils défient la réglementation au profit de l’utilisateur et changent le système en utilisant le levier de l’empowerment du citoyen-consommateur.
Mieux encore, ces sociétés dont la puissance financière dépasse le PIB de nombreux pays s’emparent de certaines fonctions régaliennes :
- Facebook met en sécurité les membres de sa plateforme lors des attentats
- Jeff Bezos crée un système de protection sociale pour les américains face au démantèlement d’Obamacare…
Mais cette situation-est elle le résultat de la déconnexion des élites politiques ou l’incarnation ultime de la raison d’être ?
Personne n’est leurré par l’hypocrisie des GAFA qui troquent la libération des irritants au profit de l’aliénation des esprits. « Il existe énormément de choses que nous aimerions faire mais que nous ne pouvons malheureusement pas réaliser, parce qu’elles sont illégales » se plaignait Larry Page en 2013. « Il nous faudrait des lieux où nous serions tranquilles. Où nous pourrions essayer de nouvelles choses et découvrir leurs effets sur la société ». Une raison d’être envahissante (la devise originelle de Google était “Don’t be evil…”) chez des entreprises omnipotentes nous projette dans une nouvelle forme de totalitarisme.